Le dialogue entre les langues, les cultures et les idées, dans l’espace européen et méditerranéen (XIXe-XXIe siècles)

Elisa Chimenti

Biographie

Écrivaine, journaliste, pédagogue, ethnologue, d’origines italiennes[1], Elisa Chimenti a vécu presque toute sa vie au Maroc, se vouant au dialogue entre les cultures, les langues et les religions, à travers l’enseignement aussi bien que l’écriture.

Âgée d’à peine quelques mois, elle quitte Naples, sa ville natale, avec sa famille pour aller s’installer d’abord en Tunisie pendant quelques années. Son père, poète dialectal, médecin et libre penseur, lié au milieu anarchiste et socialiste, avait été poussée à l’exil pour des raisons politiques[2]. A Tunis, elle fréquente l’Alliance Israélite Universelle, créée par le philanthrope juif livournais Moses Haim Montefiori (1878), où elle apprend l’arabe et l’hébreu et développe son goût pour la littérature ancienne et pour les Écritures. Plus tard, entre 1890 et 1894, le père étant appelé par le sultan du Maroc Moulay Hassan I, la famille s’installe à Tanger où elle restera jusqu’à la fin de sa vie.

Tanger était à l’époque une ville cosmopolite, pour la plupart musulmane et juive, qui accueillait les réfugiés de toutes nationalités, jouissant d’une grande liberté. À Tanger, elle obtient une éducation cosmopolite, grâce à la très riche bibliothèque paternelle et fréquentant l’Alliance Israélite Universelle (ouverte à Tanger en 1865), et surtout la Pharmacie Sorbier, sorte de cénacle situé au centre de la Medina, dans le Petit-Socco, le marché fréquenté par les émigrés européens, qu’on retrouvera dans son œuvre Petits blancs marocains[3].

Accompagnant son père dans ses voyages dans les zones rurales du Maroc, Elisa devient une précieuse médiatrice entre le médecin et ses patientes. C’est ainsi qu’elle commence à s’intéresser à la vie et à la culture des personnes des milieux sociaux les plus divers, et notamment des femmes avec lesquelles elle entre en contact grâce au métier de son père. Elle découvre ainsi l’univers féminin des zones rurales, qui lui fournira un matériel précieux pour son écriture, constitué de traditions, de contes, de légendes populaires et de poésie orale[4].

Plus tard, elle voyage à travers l’Europe (Portugal, Angleterre, Hollande, Allemagne, Pologne, Russie), apprend 15 langues, y compris l’arabe, le berbère, l’hébreu, le darija et plusieurs dialectes marocains. Elle suit une formation universitaire à Leipzig[5], ville où elle publie ses premiers ouvrages (1911-1913), dispersés après la Première Guerre Mondiale.

Le mariage malheureux avec Fritz Dombrowski en 1912, un Allemand d’origines polonaises, atteint de troubles psychiques, entrainera une longue procédure pour obtenir le divorce (1924), ainsi que la perte de la nationalité italienne.

Pendant ces années, elle enseigne à l’école allemande (1912-1914) et fonde en 1914 avec sa mère la première école italienne du Maroc à Tanger (1914) où elle enseignera, avec quelques interruptions, jusqu’en 1966, à l’âge de 83 ans. En effet, à la fin des années ‘20, l’école sera prise en charge par le régime fasciste, qui l’installera dans le Palais des Institutions Italiennes, en renvoyant Elisa et sa mère, ses fondatrices en 1928[6].

Elle entreprend alors une intense activité d’écriture, collaborant avec de nombreux journaux[7], et écrivant plusieurs ouvrages dans tous les genres. Parmi les textes publiés au Maroc, en France, en Espagne et aux États-Unis de son vivant, trois recueils de contes (Eves marocaines, 1935 ; Légendes marocaines, 1950; Le sortilège et autres chants séphardites, 1964) ; un roman (Au cœur du Harem, 1958), ainsi qu’un recueil de poèmes (Chants des femmes arabes, 1942)[8].

Dans les années ‘40, elle enseigne auprès de l’École libre musulmane fondée en 1936 par son ami, Abdallah Guennoun (1910-1989), philosophe, historien, écrivain, militant nationaliste et associatif, fondateur d'instituts d'études et de bibliothèques, membre des plus hautes instances marocaines. Il l’appelait “ma sœur” et elle “mon frère”.[9] En raison de sa profonde connaissance des textes sacrés, Elisa Chimenti est considérée fquia (docteur en sciences coraniques)[10].

Elle s’engage à fond dans des activités de solidarité avec les populations gravement atteintes par la famine et fonde l’association “Aide fraternelle” en 1946-47. Dans les années ’50, elle organise des salons littéraires chez elle, où elle reçoit les personnes de toutes les conditions, ainsi que des intellectuels appartenant aux différentes communautés et religions présentes à Tanger à l’époque.

Femme d’un savoir immense, allant de l’histoire à la littérature, de l’anthropologie à la philosophie, très sensible à la religion musulmane dans une visée anticolonialiste, elle s’intéresse aux croyances du Maroc préislamique et maîtrise parfaitement les textes des trois religions monothéistes qui cohabitaient alors pacifiquement dans le pays. Le désir de faire connaître le Maroc, notamment le patrimoine culturel de la ville de Tanger (lieux, objets, pratiques, vie quotidienne, mythes, traditions), résultat du métissage entre les cultures berbère, maghrébines, de l'Afrique, du Moyen Orient et de l’Europe, est au cœur de son œuvre. Son objectif étant la sauvegarde et la diffusion de cet héritage dans la tentative en même temps de déconstruire les stéréotypes circulant dans la presse européenne de l’époque sur le pays et ses habitants auxquels elle se sent profondément liée. Elle consacre une attention particulière au patrimoine poétique et culturel oral élaboré dans les milieux féminins marocains, comme il est témoigné par son œuvre, Chants des femmes arabes, recueil de poèmes, rassemblés, traduits et réécrits par elle, où l’on retrouve des sujets intimes tels l’amour et la souffrance liée à l’abandon et à l’absence. Dans la plupart de ses contes et de ses romans, le harem représente l’espace narratif par excellence, le lieu où naissent et se transmettent les récits, les légendes, les poèmes et les chants, de la très riche tradition orale féminine qui nourrit toute l’œuvre de l’autrice.

[1] Elisa Chimenti est du côté paternel l’arrière-petite-fille de Lord Tiberio Cavallo, un physicien anglais, et du

côté maternel la nièce de Clémence Cherloneix (une parisienne), descendant à son tour du vice-roi de Sardaigne, Azzouni.

[2] Cf. Documents consultés par moi auprès des Archives du Ministère des Affaires Étrangères italien (ASMAECI), « Police internationale », n° 34, Tunis, année 1891.

Les principales informations biographiques sur EC ont été collectées par Maria Pia Tamburlini et Mirella Menon, dans le site de la Fondation Méditerranéenne Elisa Chimenti (FMEC): https://www.elisachimenti.org/biographie_fr.html

Les documents originaux conservés auprès du vice-consulat général de Tanger (AVCGIT), sont partiellement transcrits et publiés dans Archivio (8/2/1998), consultable dans le site de la Fondation.

[3] Dont quelques chapitres ont été publiés de son vivant, entre 1950-1968, dans Le journal de Tanger et Maroc Monde.

[4] Cf. son recueil Chants de femmes arabes (1942).

[5] Ou Hannover (?), selon ce qu’elle aurait déclaré, d’après un document conservé dans les archives du Ministère des Affaires Étrangères de Rome. La recherche est un cours.

[6] L’enseignement est confié aux religieux de l’Association Nationale Italienne pour les Missionnaires (A. N. I.) jusqu’en 1929. Le procès contre le gouvernement italien va se conclure après plusieurs années (1950) avec l’obtention d’une indemnisation correspondante à une somme très dévaluée. Tous les documents relatifs à l’affaire concernant les relations entre Elisa Chimenti et sa mère d’une part, et l’école italienne et le gouvernement italien, de l’autre, sont conservés auprès des archives du Ministère des Affaire étrangères (Rome) et du vice-consulat de Casablanca. Ils ont partiellement été résumés dans la biographie réalisée par M. P. Tamburlini dans le site de la Fondation. Une étude plus approfondie est un cours par mes soins.

[7] El Maghrib, Le Journal de Tanger, Le Figaro, Lokal Anzeiger, La

Vigie Marocaine, Maroc-Monde, Mauritania, Jeune Afrique, Le Monde, El Annouar, La

Feuille d’avis de Vevey.

[8] Ces œuvres sont aujourd’hui disponibles dans une anthologie parue en 2009 (Elisa Chimenti, Anthologie, Mohammedia/Casablanca, Senso Unico Éditions/ Editions du Sirocco, 2009).

[9] Cf. C. Cederna, « Elisa Chimenti: écrivaine en exil, arabophile et antifasciste », dans OLTREOCEANO, Rivista sulle migrazioni n. 20/2022, Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d'auteures contemporaines N. spécial sous la direction de Catherine Douzou, Alessandra Ferraro et Valeria Sperti, 2022 https://riviste.lineaedizioni.it/index.php/oltreoceano/issue/view/21/20

[10] Cf. l’article de Manuel Cruz Fernandez in España, 328, 21/10/1964 (cité in Tamburlini 2010).

Oeuvres

Œuvres publiées

  • Marra, recueil de poèmes traduits en italien par C. Cederna et A. Sanna (en cours de publication, ETS, Pise).
  • Kadidja de l’île sarde, édition et traduction de C. Cederna (en cours de publication, ETS, Pise).
  • Anthologie, Senso Unico Editions/ Editions du Sirocco, Mohammedia/Casablanca, 2009. http://www.sensounicoeditions.com/narrative.htm
  • Cuentos del Marruecos Espagnol, Clan Editorial Madrid, 2003.
  • Tales and Legends of Morocco, Ivan Obolenski, Inc, New York, 1965.
  • Le sortilège et autres contes séphardites, Les Editions Marocaines et Internationales, Tanger, 1964.
  • Légendes marocaines, Les Éditions du Scorpion, Paris, 1959 (Lepp, 1951)
  • Au cœur du harem, Les Éditions du Scorpion, Paris, 1958
    • Al cuore dell’harem, traduzione italiana di Emanuela Benini, E/O, Roma, 2000, 2001.
  • Petits blancs marocains, Lepp, 1950 ( ?)
  • Chants des femmes arabes, Plon, Paris, 1942.
  • Eves marocaines, Les Editions Internationales, Tanger, 1935.
  • Taitouma, Liepzig, 1913.
  • Meine Lieder, Liepzig, 1911.

Œuvres inédites

Après sa mort, Elisa Chimenti nous a laissé un ensemble très vaste d’ouvrages inédits (30 manuscrits d’environ 4000 p.), actuellement conservés auprès de la Fondation Méditerranéenne Elisa Chimenti (FMEC). Parmi ces inédits: des romans, des contes, des essais, des comptes-rendus de son expérince d'enseignement, ainsi que plusieurs recueils de poèmes. Dans ces ouvrages elle analyse les aspects les plus divers de la culture marocaine et en particulier de la ville de Tanger, en tant que creuset et mosaïque de langues, de traditions et de croyances. L’écriture de ces œuvres, pour la plupart en français, est elle-même le résultat d’une stratification linguistique et culturelle d’une très grande originalité et modernité. Exemple unique de création et de réflexion interculturelle, ces textes constituent un corpus d'un intérêt exceptionnel du point de vue à la fois linguistique, littéraire et historique. Grâce à son regard très original et anticonformiste sur les thématiques abordées, ils représentent en même temps un terrain particulièrement fécond en ce qui concerne les études de genre et postcoloniales.

Parmi les ouvrages constituant le corpus des inédits  :

  • Petits blancs marocains, soixante-dix-sept récits historique-fictionnels (dont certains parus dans le Journal de Tanger entre 1950-1960), portant sur un groupe d'expatriés européens à Tanger entre la fin du XIXeme et le début du XXeme qui se réunissaient auprès de la pharmacie de M. Sorbier, devenue ainsi un lieu d'échanges culturels. 
  • À la limite de l’ombre : un roman historique et autobiographique dans lequel s’intercalent les différentes phases de la vie de l’auteur, entre le XIXe siècle et le présent, et entre l’Histoire de l’Italie et de l’Europe, d’une part, et du Maroc, de l’autre. Ce récit amène le lecteur de Naples à la Sardaigne, et ensuite en Tunisie et à Tanger au moment de la présence espagnole, pendant la deuxième guerre mondiale.
  • Une étrange aventure (et sa traduction en italien Una strana avventura), un roman, écrit en français, mêlant autobiographie et science-fiction. Probablement écrit avant 1960. Inspiré par les observations des OVNI au Maroc, la plupart d’entre elles ayant eu lieu dans les années ’50.
  • Mariagrazia et le génie, un roman se déroulant après la deuxième guerre mondiale, dans lequel la protagoniste tombe progressivement sous le charme de la magie et des djins marocains, sorte d’allégorie de l’attitude anticoloniale de l’autrice.
  • L’appel magique de l’Islam, un long roman qui narre les douleurs de l’exil et les errances sans fin, à la fois sur le plan intime et géographique, d’un Musulman converti à la religion chrétienne, toujours dédoublé entre ses deux croyances, à la recherche impossible d’une identité. Le chapitre final avec lequel se termine ce roman, Kadidja de l’île sarde, est un récit autonome, dans lequel la narratrice retrace les étapes principales de sa vie, jusqu’à la conversion à l’Islam, au seuil de la mort.
  • Un conte de fées, récit en français et en anglais de la vie d’Emily Keen, cas exemplaire de la rencontre entre les cultures et les religions (Maroc/Europe/religion musulmane/chrétienne).
  • Une étrange histoire, un court récit (et sa traduction en anglais, A strange story), inspiré de souvenirs de jeunesse de l’autrice, mélangeant des différents registres (autobiographie, magie, fantastique et surnaturel).
  • Plusieurs recueils de contes portant sur les traditions, les mœurs, la condition des femmes marocaines (La veillée du harem ; Récits des cours et des terrasses ; Contes d’autres fois), les rituels magiques et les légendes (Les génies ; Contes et légendes) les traditions berbères (Contes berbères).
  • Trois textes consacrés aux croyances préislamiques (Persistance du culte des arbres et des plantes ; Persistance du culte de l'eau au Maroc ; La mer).
  • Six recueils de poèmes ayant comme sujet principal la nature (Chants du Maghrib : Harmonies) ; un recueil de poèmes d’amour, pleins de regrets et d’amertume (Marra) ; un recueil de textes très courts, datant des années ’40, portant sur plusieurs aspects de la culture marocaine ainsi que sur l’actualité (politique et culturelle) au Maroc et en Europe (Miettes).
  • Deux récits autobiographiques sur son expérience d’enseignement auprès de l’école allemande (Deutsche schule) et de l’école italienne (Scuola italiana) et un manuel d’enseignement de l’arabe pour les élèves de l’école primaire italienne (imprimé en 1964).

La Fondation Méditerranéene Elisa Chimenti

La redécouverte de l’autrice et de son oeuvre a eu lieu à la fin des années ’90 à l’initiative d’Emanuela Benini du Ministère des Affaires Étrangères italien. Ses inédits ont alors été progressivement inventoriés et classés par Maria Pia Tamburlini et Mirella Menon, tout comme un grand nombre de documents qui leur ont permis une première reconstruction de sa biographie.[1] Ce travail a abouti à la publication de son seul ouvrage traduit en italien, le roman Au cœur du harem (Al cuore dell’harem, Rome, E/O, 2000), et les œuvres publiées de son vivant ont été rassemblées et publiées dans une anthologie (Éditions du Sirocco &Senso Unico éditions, 2009). En même temps, afin d’étudier et de promouvoir l’œuvre d’Elisa Chimenti, le 3 mars 2010 a été créée la Fondation Méditerranéenne Elisa Chimenti (http://www.elisachimenti.org/elisadef.html), installée dans les locaux du « Palais des Institutions italiennes » de Tanger, ancien Palais Moulay Hafid. Les inédits se trouvent toujours dans la salle de cette Fondation, qui a malheureusement cessé toute activité depuis quelques années.

[1] Après la mort de l’autrice, ces inédits ont été conservés pendant plusieurs années, par son secrétaire littéraire et Président de la Fondation, Ahmed Benchekroun et son épouse Olga.

Le projet d'édition aujourd'hui

Reprise à partir de 2015, la recherche sur l’œuvre d’Elisa Chimenti s’est développée grâce la création du Laboratoire Associé International (LAI), « L’écriture de l’exil au féminin. Le dialogue entre les langues, les cultures et les idées, dans l’espace européen et méditerranéen (XIXe-XXIe siècles) », entre l’Université de Lille et La Sapienza de Rome (2018-2022), menant à la découverte de nombreux autres inédits. Ces documents sont aujourd’hui l’objet d’un projet de recherche et d’édition international qui s’est enrichi grâce à la collaboration de nombreuses institutions et universités en France, en Italie, en Espagne et au Maroc.